dimanche 17 octobre 2010

La Crise Pour Les Nuls

Pauvre Jérôme Kerviel! Lui qui avait tout, pouvait côtoyer les mêmes filles que Franck Ribéry et qui se retrouve désormais à cantiner pour rembourser des milliards...

Le jugement de cette affaire de fraude, car la fraude est avérée, semble grotesque: demander 5 milliards d'euros à un salarié n'a ni queue ni tête, mais comment Kerviel a pu faire perdre 6 milliards en 2008 et faire gagner 1,7 milliards en 2007 à son employeur ? Comment l'activité d'un homme peut générer des pertes ou des gains pareils ?

Affaire Kerviel : La société Générale aurait déjà récupéré 1.6 milliards d'euros, Le Monde.fr, Octobre 2010.

Comparons d'abord avec l'activité d'autres hommes sur cette terre. Tout militant altermondialiste sait qu'aujourd'hui 2,7 milliards d'humains génèrent par leur activité moins de 2 dollars par jour. 2 dollars contre 10 millions par jour... Tout militant syndical sait que les cabinets ministériels et les administrations de l'Etat s'échinent pour gratter quelques centaines de millions : le non-remplacement de 30 000 fonctionnaires par an rapporte 500 millions d'euros. Pas aussi efficace que Jérôme les sbires de Christine et d'Eric ?

Pour tenter de comprendre les sommes brassées par M. Kerviel, il nous faut nous pencher sur le fonctionnement de l'activité financière mondiale. Activité complexe, hyper-technique, "la crise" a permis de mettre en lumière ce fonctionnement et ses dysfonctionnements.

La crise, terme utilisé continuellement depuis 2 ans, s'est déclinée à toutes les sauces: crise des subprimes, devenant financière puis crise économique, entraînant un chômage massif et une dégradation des finances des Etats. Un engrenage inarrêtable pour certains ne trouvant pas, ne voulant pas trouver de responsables; une crise des banquiers, des traders "qui doivent payer" pour d'autres cherchant à stigmatiser les professionnels du domaine uniquement ... Nous allons ici nous intéresser au fonctionnement de l'activité financière mondiale pour illustrer un autre point de vue: Jérôme Kerviel n'aurait pas pu générer des milliards de pertes ou de gains sans l'assentiment et l'action volontaire des gouvernements des pays occidentaux, des institutions financières internationales et des banques centrales qui ont mis en place les règles de l'activité financière actuelle.

Ce papier tente d'éclairer d'un point de vue de non spécialiste les mots-clés, les concepts, les modes de fonctionnement des institutions financières avant de donner un peu plus d’épaisseur aux chiffres. Bref un rappel sous forme de glossaire, ouvert aux ajouts, contestations et discussions pour mieux nous plonger le mois prochain sur les travaux d’analyse de la crise.

1. La base de la base :

Subprimes : Sont nommés ainsi les prêts aux ménages aux revenus modestes et/ou susceptibles de varier. Le risque de défaut de paiement de ces ménages étant plus grand, la marge de la banque (le taux d’intérêt) est plus important que sur les taux classiques. Pour couvrir ce risque, ces types de prêts sont souvent accompagnés d’une hypothèque.

Hypothèque : Il s’agit d’une garantie de prêt. A la signature du prêt, l’emprunteur se garde le droit de saisir le bien en cas de défaut de paiement des échéances du prêt. Si un ménage ne paie plus, sa banque saisit la maison et la vend pour rembourser son prêt. Sauf que si la maison ne vaut plus rien, la banque ne retrouve pas sa mise.

Obligations : sont appelés ainsi les "actifs" d’un investisseur possédant un prêt. En gros, le détenteur du prêt ou d’une partie du prêt détient des obligations. Il est rémunéré par les intérêts et par la valeur des obligations ; les deux sont inversement proportionnels. Si un investisseur ou une banque prête 100 000$ à 5% et que les taux d’intérêt l’année d’après montent à 6%, personne ne sera intéressé par la détention d’un prêt à 5% et les obligations de ce prêt perdront de leur valeur.

2. La déréglementation

La déréglementation des activités bancaires et financières est à la base de la crise actuelle. Quelques petites précisions historiques sont ici utiles.

Aux Etats-Unis, le Glass Steagall Act séparait les banques d’investissement attirant des clients fortunés en quête de placements rémunérateurs/risqués et les banques de dépôt, garantissant les paiements de tout un chacun et prêtant de l’argent aux entreprises et aux particuliers. En l’abrogeant en 1999, l’administration Clinton créait des banques trop grandes pour faire faillite, « too big to fail ». Indirectement elle engageait l’Etat à assurer ces banques puisque si elles s’écroulaient, l’Etat n’aurait d’autre choix que de les renflouer de manière à ce que les clients traditionnels ne perdent pas leurs bas de laine.

Mais le tournant réel s’opère dans les années 80. L’Etat n’étant pas la solution mais la cause des problèmes, Reagan et Tatcher mettent en place les structures du capitalisme actuel.

En France, les socialistes français suivront et seront les artisans de la déréglementation des mouvements de capitaux. Bérégovoy signe la loi de déréglementation des marchés financiers en 1986. La directive Lamy-Delors, respectivement directeur actuel de l'OMC et père de Martine Aubry, en 1988, met en place « la pleine mobilité des capitaux » au sein de l’Europe et entre pays européens et pays hors UE. Cette directive est reprise quasi telle quelle dans le traité de Lisbonne. C’est ainsi que les banques françaises peuvent acheter des produits financiers à des sociétés situées dans des paradis fiscaux agglomérant des subprimes américains. Pour être sûr que ces revenus de capitaux ne profiteront pas à tous, Bérégovoy en 1990 casse la fiscalité des revenus du capital et Strauss-Kahn met en place une fiscalité très légère sur les stock-options en 1998. Pas très drôle cette histoire de la déréglementation…

Rimpert, P., Nous avons eu le pouvoir; maintenant il nous faut l'argent, Le Monde Diplomatique, Avril 2009.

Mais c’est elle qui permet la mise en place progressive de mécanismes et de produits bancaires complexes et peu protecteurs des citoyens. Exemples.

Titrisation : Procédé transformant une créance financière en titres négociables. Les prêts aux particuliers sont vendus par les banques de crédit aux banques d’investissement qui les associent à d’autres prêts immobiliers, voire des prêts à la consommation ou toute autre chose pour en faire un produit financier complexe (CDO, CDO squarred, MBS…), dérivé de crédit vendu sur les marchés à des investisseurs du monde entier. Ces produits sont conçus pour diluer le risque ; les banques associaient des crédits subprimes (intérêts forts, risques forts) à des crédits plus sûrs (intérêts faibles, risques faibles) de manière à ce qu’ils restent bien évalués par les agences de notations et attirent les investisseurs. Le problème ici reste celui de l’assymétrie de l’information. Tous les investisseurs n'ont pas la même connaissance du contenu de ces montages financiers. Le procès contre Goldman Sachs sur son produit Abacus en est un parfait exemple.

Samuelson, R., La faillite morale de Goldman Sachs, Courrier International, Mai 2010.

Dérivés: Produits purement spéculatifs basés non pas sur la détention d'un actif mais sur la variation du cours de l'actif ou d'un indice, d'une monnaie... Autrement dit, prenons l'exemple d'une contrat à terme ferme: l'investisseur n'achète pas une action d'une entreprise mais s'engage à acheter une action de l'entreprise dans un mois à un prix déterminé maintenant. Si le prix de l'action est de 30 euros, le contrat à terme ferme est négocié et stipule que l'action sera achetée 35 euros dans 1 mois. Si le cours est monté à 40 euros pendant le mois, la plus-value est de 5 euros par action sans avoir dépensé un centime. Mais cet engagement à acheter peut pour lui-même faire l'objet d'une valorisation; on parle d'options ou de warrants. Reprenons notre exemple: le droit d'acheter une action 35 euros dans un mois peut valoir 3 euros mais si en approchant de la date limite, l'action vaut 26-27 euros, le droit d'acheter va lui aussi voir son prix diminuer. Un investisseur peut donc gagner énormément d'argent avec une mise de départ très faible à l'aide des dérivés. Mais aussi perdre...

Les produits dérivés, Lexinter.net

Vente à découvert : Superbe stratagème pour miser sur la perte de valeur...
Vente à découvert, Verminen.net

Credit Default Swaps: Produit dérivé. Il s’agit d’une assurance contre le défaut de remboursement d’une dette ou d’un emprunt. Si A prête de l’argent à B, le CDS fait intervenir un assureur C. Le détenteur d’une dette A paie un forfait (chaque mois par exemple), à un détenteur potentiel C pour lui la céder en cas d’incapacité de B à payer. Cette assurance est, elle aussi, un produit vendable par C à n’importe qui sur les marchés de gré à gré. Sur ces marchés, rien n’oblige l’assureur CDS d’avoir en réserve des fonds pour répondre à ses engagements en cas de défaut.

Hedge funds : Au nombre de 8000 à travers le monde (Rapport AMF 2007), ce sont des fonds d’investissement installés à 67% dans les îles Caïmans qui gèrent 1500 milliards de dollars.

Effet de levier : Un agent sur un marché peut acheter plus d’actions qu’il ne possède de liquidités pour l’achat. Pour le CAC 40, le rapport est de 2,55 : si un agent engage 1000 euros pour l’achat d’actions d’une société du CAC 40, il peut acheter 2550 euros d’actions. Ses gains ou pertes à la revente se calculeront sur la base des 2550 euros. D’autres engagements avec de l’argent non détenu existent. Pour ce qui est des prêts, schématiquement, une banque ne prête pas l’argent qu’elle détient dans son capital, ce serait bien trop insuffisant; elle prête l’argent correspondant à ses réserves obligataires. Pour une explication sur le fonctionnement bancaire, ces articles sont remarquables; au bout de 8 lectures successives, tout s'éclaire.

Ce que signifie, concrètement, "la BCE a injecté des liquidités", Rue 89, Août 2007

Blog de Paul Jorion, février 2008 (ici se rendre directement au commentaire 9; l'auteur se trompe magistralement au départ).

Pour éviter l’écroulement du système au moindre problème, les banques centrales des pays développés ont mis en place des règles appelées accords de Bâle 1, 2 et maintenant 3 qui obligent les banques à détenir en fonds propres 8% des prêts qu’elles engagent. Mais ces règles ne s’appliquent pas aux sociétés des paradis fiscaux (qui sont parfois des filiales des banques occidentales) ou à certains marchés financiers : le ratio peut atteindre 1 pour 40 soit 2%. Le LBO ou leverage buy-out est lui aussi possible et son fonctionnement simple est bien connu des hedge funds : acquérir des actions d’une entreprise par l’endettement pour en devenir actionnaire majoritaire et la sortir de la bourse. Explications de l'effet de levier à faire peur par Frédéric Lordon.

La leviérisation par F. Lordon, Lexinter.net

3. Dette Publique

Nationalisation de la dette : Le pays développé le plus endetté du Monde devrait avoir fait faillite depuis longtemps s'il employait les mêmes méthodes de gestion de sa dette que nombre de pays occidentaux. En effet, la dette publique du Japon s’élève à plus de 200% du PIB mais la charge de la dette (intérêts payés) reste limitée. Pourquoi ? La dette nippone est "nationalisée" c’est-à-dire que la grande majorité des obligations est détenue par des citoyens japonais. Cette dette publique d’un pays sur la base de l’épargne privée de ses citoyens a plusieurs avantages : pas d’exposition du service de la dette aux variations des taux d'intérêts sur les marchés ou aux variations des taux de change de la monnaie et la possibilité politique d’arbitrer à l’échelle du pays la rémunération des emprunteurs et le poids du service de la dette (capital remboursé + intérêts). La France aussi est un pays d’épargnants mais le gouvernement n’a jamais fait le choix de forcer les banques à vendre des obligations françaises à ses citoyens; le fameux grand emprunt à ce titre est une occasion ratée puisque après avoir promis de l’ouvrir aux particuliers, le gouvernement s’est retourné vers les marchés financiers. La charge de la dette en 2009 s'élevait à 44.3 milliards. Toujours pour remettre en perspective: réduire la facture d'1% nous permettrait de garder nos 30 000 fonctionnaires.

Lordon, F., Et si on commençait la démondialisation financière ?, Le Monde Diplomatique, mai 2010

4. Dette Privée

Prêt à amortissement négatif : Un prêt standard est défini par une somme prêtée, un taux d’intérêt et une capacité de remboursement. A partir de là, l’amortissement du prêt se fait sur un certain nombre d’années. La flambée des prix immobiliers des dernières années a vu l’apparition de nouveaux prêts bancaires, dans certains pays, peu réglementés, basés sur la flambée des prix. Le prêt à amortissement négatif à ce titre est complètement incroyable. Son fonctionnement est le suivant : si une maison est achetée aujourd’hui 200 000$ et que les prix augmentent de 10% par an, elle est potentiellement vendable 220 000$ dans deux ans. Rien ne sert donc de rembourser le capital puisque la maison vaudra plus mais rien ne sert non plus de rembourser l’intégralité des intérêts puisque la marge réalisée sur la revente couvrira ces intérêts. Ainsi avec ce type de prêt, vous empruntez 200 000$ et un an après, votre capital restant dû est de 210 000$. Excellent pour habiter dans la maison de vos rêves, jusqu’au jour où les prix ne grimpent pas aussi vite, stagnent puis chutent et banqueroute ! Existe aussi le prêt ballon (taux de départ intéressant mais renégociation obligatoire au bout de n années), le prêt sans remboursement de capital, le prêt menteur, structures explosives si combinées aux variations de taux et tolérées différemment selon les Etats.

5. Les Chiffres

La formule Magic Obama175

9*(-100) = +33

9 sociétés de crédits ayant totalisé 100 milliards de pertes ont reçu 175 milliards de renflouement lors des plans successifs de relance de l’économie. Cette aide a été utilisée pour partie à verser des primes d’un montant total de 33 milliards ; 5000 cadres ayant reçu plus d’un million.

12 000 milliards

En mars 2009, 2,5 millions de maisons étaient en cours de saisie aux Etats-Unis et 12% des ménages américains détenant un prêt hypothécaire avaient plus d’un mois de retard ou se trouvaient en situation de saisie. Au Danemark, l’hypothèque est obligatoire et le prêt ne dépasse pas 80% du prix du bien ; c'est le banquier qui prend le risque et donc examine le dossier dans les détails. Les Etats-Unis n’avaient pas adopté une telle réglementation de l’hypothèque. Détail pour le moins ennuyeux quand on sait que les biens sous hypothèques dans ce pays sont évaluées à 12 000 milliards de dollars… 10% de saisies, c’est 1200 milliards engagés et une baisse de seulement 10% des prix et la perte se chiffre à 120 milliards. Pour information, les prix en Californie ont baissé de 43% en 2008 par rapport à leur pic historique quelques années plus tôt.

103%

Fin 2008, l’Etat français vole au secours des banques : certains produits subprimes achetés par de nombreuses banques françaises ne valent plus rien et leur dévaluation est telle qu’on a stoppé de les côter pour ne pas s’approcher dangereusement du zéro. En conséquence, si les produits détenus ne valent plus rien, les actionnaires de la banque cherchent à vendre leurs actions. Pour enrayer le désastre, l’Etat achète ces produits qui ne sont plus côtés, ce que personne ne veut et qui ne vaut rien, et achète des actions des banques françaises en difficulté. Là-dessus, il n’a pas le choix mais le gouvernement dans sa rescousse aux banques ne mène pas les négociations. Non, les directions des grandes banques réussissent à faire signer au gouvernement une interdiction de cession de leurs titres à plus de 103% du prix d’achat. En gros, l’Etat signe son interdiction de faire un bénéfice de plus de 3% alors que c’est lui qui prend les risques que personne ne veut prendre. Quand les banques rachètent à 103% leurs parts et revendent à 150%, elles empochent la plus-value à la place de celui qui a avancé l’argent. Cette clause de bas de page des 103% a coûté 5 milliards d’euros aux contribuables français selon la Cour des Comptes.

4 milliards

Tepper, David, fondateur du hedge fund Appaloosa Management, a été le patron le plus payé en 2009. Il a gagné 4 milliards de dollars en pariant sur la remontée des cours des actions bancaires, remontée permise grâce à l’apport massif de fonds publics dans le monde entier. Il s’agit bien de son revenu personnel. Il n’a pas signé de règle des 103% et a gagné tout seul presque autant que ce que la France a perdu.

681 000 milliards de dollars

Les produits dérivés échangés dans le monde entier sont basés sur des actifs sous-jacents (le produit de base) de ce montant. Cet argent n’existe pas : le total des PIB mondiaux est plus de 10 fois plus faible. Les dérivés ont été créés pour diminuer le risque mais leur multiplication et leur surutilisation à des fins de spéculation en ont fait des produits susceptibles de mettre en péril le système financier mondial.

A vos commentaires et au mois prochain pour comparer l'avis de spécialistes de "la crise